Le martèlement des sabots sur les pavés de la cour mêlé au battement de la pluie sur les carreaux résonnait dans la salle du trône. L’atmosphère y était lourde alors que d’ordinaire le château, empli des cris et rires de la petite Priellan, inspirait la joie de vivre à quiconque y entrait. La reine, vêtue d’une longue cape bleu ciel par-dessus une chemise de nuit de soie blanche, arpentait de long en large l’immense salle sous les regards ébahis et inquiets de ses domestiques. Dans l’attente, Nàlindë n’avait pas fermé l’œil depuis plus de vingt quatre heures, ses traits étaient tirés, son teint particulièrement pâle et ses cheveux ébouriffés. Sa servante la plus fidèle s’avança timidement vers elle une tisane à la main.

« Madame, vous devriez aller vous coucher, au moins une heure ou deux… »

« Je veux être là quand il arrivera. »

« Nous serons là pour l’accueillir, vous le savez bien, et nous le mènerons à son chevet. »

« Je vous ai dit non, je souhaite rester éveillée, d’autant plus que je craints qu’il ne puisse venir à cause de ce mauvais temps… »

La reine se posta devant l’une des nombreuses fenêtres, son regard triste parcourut la cour dans ses moindres recoins.

« Cinq soldats sont partis à sa recherche ainsi que pour l’escorter. »

« Je sais. »

A nouveau la pièce fut emplie du seul bruit de la pluie. Pendant plus de vingt minutes les personnes présentes restèrent immobiles comme des statues de cire.

« Je ne peux plus attendre, il faut que j’aille le voir… »

« Madame, nous ne savons de quel mal souffre le roi, cela pourrait être contagieux, il vaut mieux attendre que le médecin établisse un diagnostic avant de pénétrer dans la chambre… »

« Mon époux est à l’agonie depuis plus de trois jours, je ne peux plus rester là à le regarder mourir sans battre un cil voilà sept ans que nous nous sommes mariés, savez vous ce que signifie le mariage ? »

La servante regarda fixement la reine sans oser répondre.

« Je suppose que ce silence traduit le fait que la réponse est négative ! Cela signifie que nous sommes unis dans le meilleur comme dans l’adversité, dans la santé comme dans la maladie… »

Nàlindë lui jeta un dernier regard glacial et s’en alla d’un pas rapide en direction de la chambre royale dans l’allée principale. Soudain, la porte s’ouvrit brusquement sous l’effet du vent et le médecin apparut vêtu un long imperméable noir trempé et entouré de cinq soldats de la garde royale. Le médecin se débarrassa de son vêtement, s’avança jusqu’à la reine et s’inclina légèrement.

« Madame, pardonnez mon retard mais le mauvais temps a eu malgré tout raison de ma grande loyauté… »

« Je vous pardonne, mais assez de bavardage, allons voir le roi… »

Les pas des deux individus résonnèrent dans les couloirs froids du palais jusqu’à la chambre du malade. Nàlindë ouvrit la porte aussi doucement qu’elle le put pour ne pas déranger son mari qui avait finit par s’endormir après des heures de souffrance. L’issean, enveloppé dans ses couvertures malgré la fièvre qui l’avait pris trois jours auparavant, respirait difficilement et transpirait à grosses gouttes. Le médecin alla à son chevet, commença par lui prendre le pouls puis l’examina entièrement. Il ne lui fallut que quelques minutes pour demander à la reine de la suivre dans le couloir, un air grave inscrit sur son visage…

Dès qu’elle sut la tragique nouvelle, Nàlindë se rendit en pleurs auprès de son mari. Il lui était alors impossible d’accepter la mort de celui qu’elle avait aimé durant tant d’années, c’est pourquoi elle était prête à tout pour l’extirper des griffes de l’injuste Oni.

« Je viens de parler au médecin… »

« Je sais… »

« Et… »

« Oui ma chérie, je sais… »

Le roi prit avec difficulté la main de sa femme. Nàlindë la serra dans la sienne tout en se mordant la lèvre pour retenir un nouveau sanglot.

« Je ne te laisserai pas partir comme ça, je mettrai tout en œuvre… Tu comprends ? »

« A quoi est ce que tu penses exactement ? » murmura-t-il.

« Je pense à ma magie… »

« Nàl, c’est impossible, et au fond de toi, tu le sais bien… »

« J’aimerais pouvoir utiliser mon pouvoir ultime… T’offrir en sacrifice ma vie, les isodiens ont besoin de leur roi ! »

« Tu ne pourras user de ce sort qu’une seule et unique fois, je veux que tu le gardes pour la personne qui est réellement la plus importante… Notre petite Priellan… Quand je ne serai plus là, elle n’aura plus que toi pour la protéger, et tu te dois de remplir ton rôle… »

« Dans ce cas laisse moi partager tes souffrances ! »

« Ca ne servira à rien, ça ne changera rien à la finalité de ma maladie… Et qui sait ce qu’il adviendra de toi… »

Au terme de la conversation, Nàlindë était absolument incapable de se retenir de pleurer. Elle se pencha un peu plus sur le roi et enfouit son visage contre son épaule pour étouffer le bruit de sa peine.

« Il n’y a donc aucune solution… » cria-t-elle.

« J’ai bien peur que non mon amour… »

Nàlindë se redressa tout doucement et contempla son mari. Celui-ci prit le visage de sa compagne entre ses mains et le caressa doucement.

« C’est l’image de ce visage fin et délicat que j’emporterai avec moi. Cette peau dorée, ces grands yeux verts qui expriment si bien ta détermination, ces lèvres rouges que j’aime tellement embrasser, et sans oublier ces longs cheveux châtains que tu as tant de mal à peigner… A jamais je garderai le souvenir de ta silhouette fine qui tranche avec ton tempérament de feu et ta démarche assurée… Nous nous connaissons depuis si longtemps, mais à mes yeux tu es toujours restée la même, la plus belle de toutes les femmes et les marques du temps n’y changeront jamais rien… Au contraire elles reflètent parfaitement les années de bonheur à tes côtés… Et je me rappellerai aussi bien sûr toujours du plus beau cadeau que l’on m’ait jamais fait, mon enfant, ma Priellan »

« Elle te ressemble tellement… Elle a tes yeux bleus et tes cheveux noirs… »

« Mais elle a tes traits… »

Cette nuit là, Nàlindë resta auprès du roi jusqu’à ce qu’il pousse son dernier soupir. Son halo de lumière argenté s’éteignit progressivement, comme c’est le cas lors de la mort d’un Issean. Quand son heure fut venue la reine fit en sorte, grâce à l’une des ses facultés, d’apaiser son esprit pour qu’il puisse trouver le repos puis elle quitta silencieusement la chambre conjugale, l’esprit étrangement serein, pour aller embrasser sa fille. La reine s’assit à ses côtés et lui caressa les cheveux.

« Seulement quatre ans, la vie est parfois si cruelle… » murmura-t-elle.

Le lendemain fut un jour maussade pour le royaume tout entier. Le soleil avait pourtant fait son retour malgré la présence d’un léger voile nuageux, mais de la place centrale d’Eralind, Nàlindë prononça elle-même un discours annonçant la mort du roi Cael Rhendav. Un silence religieux régnait parmi les milliers d’isodiens venus écouter la reine. Il faut dire que Cael avait été un souverain bienveillant et respecté. Pour réveiller un peu la joie dans les cœurs, Nàlindë laissa se propager sa lumière dorée dans la foule. Cette aura a en effet la propriété de réjouir le plus malheureux des hommes. A 28 ans, Nàlindë devint la seule et unique dirigeante de tout Isodia. L’avenir de toute une nation reposait maintenant sur ses épaules et Nàlindë, voulant trop bien faire, gagna bientôt la réputation d’être devenue austère et lunatique.